jeudi 17 février 2022

Le Chili, une révolution silencieuse ?

 Maintenant, attaquons le gros morceau après notre retour à Santiago.

L'estallido social et ses conséquences

Pour les Premières et les Terminales, ça va vous faire une bonne révision de tout ce qui a été vu sur les révolutions et les transformations politiques et sociales qui peuvent affecter un pays.

Pour se mettre dans l'ambiance, mettez le son pour Los Prisioneros - El baile de los que sobran
Cette chanson de 1986 traite de "ceux qui sont en trop" (sobrar = être/rester en trop) et qui se sentent délaissés et que personne ne va aider. Elle nous a accompagnés dès notre arrivée à Balmaceda.

Bref, revenons au Chili en octobre 2019 et faisons court mes enfants.

1- Les raisons de l'explosion sociale

- Raisons économiques, je vous renvoie à mon post précédent sur l'économie chilienne.

En deux mots, une économie ultralibérale laissant à l'écart des retombées de la croissance économique une large partie de la population.

[Pour les Premières et Terminales :

Si l'on repart sur des bases théoriques, dès Adam Smith, Karl Marx ou même Karl Polanyi, les économistes avaient déjà averti sur les risques de ne pas assurer un minimum de contrôle sur les marchés économiques.
Les inégalités sont ainsi appelées à s'accroître, les travailleurs du monde entier sont mis en concurrence mais dans des contextes socio-économiques inégaux et sans redistribution des richesses.
D'autres économistes, Friedrich Hayek, Milton Friedman, souhaitent au contraire que l'Etat laisse le marché faire (concurrence pure et parfaite, cf. Walras), sans toujours nier qu'il y a des retombées (externalités) négatives.]

Le jaguar d'Amérique du Sud a ainsi une croissance reposant sur de profondes inégalités. Le pays s'enrichit, la classe politique et économique peut s'enorgueillir d'une telle situation, Santiago est transformée à un rythme effréné mais au profit d'entreprises étrangères.
Un seul exemple : le secteur minier au Chili est possédé à 71% par des capitaux étrangers et génère 9,1% du PIB.

- Raisons sociales : idem. Les études coûtent cher, ce qui signifie que la jeunesse (et ses parents) est souvent endettée pour financer des études, sans toujours savoir si celles-ci fourniront un emploi.
Le patriarcat est dénoncé par les féministes : le divorce n'est permis que depuis 2004 et l'avortement dépénalisé depuis 2017.
La reproduction sociale semble marquée. Les riches restent riches et s'enrichissent (+73% durant la période 2019-2021 pour les principales fortunes chiliennes d'après Forbes).
Un autre exemple : il est courant de voir des "ollas comunes" (casseroles communes) pour payer la facture de l'hôpital.

- Raisons politiques : le Chili est caractérisé depuis la fin de la dictature en 1990 par une alternance droite / gauche mais n'ayant pas remis en cause l'héritage de l'ère Pinochet.
Petit rappel : coup d'Etat militaire soutenu par la CIA le 11 septembre 1973 pour renverser le président socialiste Salvador Allende. Commence un régime militaire d'extrême-droite organisant des arrestations, tortures et disparitions jusqu'au référendum de 1988.
Le Memorial del Detenido Desaparecido y del Ejecutado Político inauguré en 1994 pour commémorer les victimes de la dictature suite au renversement de Salvador Allende (photo de droite, face au palais présidentiel de la Moneda).

Depuis, le pays est toujours gouverné d'après la constitution instaurée par le général Pinochet en 1980. Le régime est présidentiel et entérine la privatisation de l'économie du pays.
La vie politique est polarisée entre la droite, nostalgique de la dictature, et la gauche, dont une partie issue des mouvements étudiants de 2011-2012.

Le palais de la Moneda sous un soleil de plomb.

2- L'estallido social

Et une vidéo en français (sous-titres) : Au cœur des manifestations au Chili - YouTube

Plaza Italia, renommée Plaza Dignidad pendant l'estallido. Lors de notre passage, la statue de Baquenado avait été enlevée et tout l'endroit était couvert de graffitis (voir plus bas). Cela a même eu un effet sur les loyers qui ont chuté autour de la place.

- Les causes immédiates
Le 18 octobre 2019, le prix du ticket de métro augmente de 30 pesos. Cela provoque un mécontentement général, en particulier des étudiants. La police et l'armée sont envoyées pour empêcher les "évasions" (entrer sans payer). Des stations de métro sont prises d'assaut et incendiées.
Progressivement, la contestation s'élargit à l'encontre du modèle économique qui favorise la frange la plus riche du pays et contre un Etat absent sur les questions sociales comme l'éducation, la santé et les retraites, hérité de la dictature d'Augusto Pinochet.
Les rues et la place d'Italie sont noires de monde, cette dernière étant même rebaptisée par les manifestants "Plaza Dignidad" (place de la Dignité, retrouvée).
Près d'un million de personnes s'y sont rassemblées (estimations difficiles à confirmer bien sûr) mais aussi dans plusieurs quartiers (ou "communes"). La capitale rassemble près de la moitié de la population (8 millions).

- La réaction du gouvernement
Dans la soirée où les premières échauffourées ont commencé, le président était dans une pizzeria en famille.
Assez rapidement, le président annonce à la télévision "estamos en guerra". "Nous sommes en guerre contre un ennemi très puissant". Pour les manifestants, ce "nous" et "en guerre" rappelle les heures de la dictature à un moment où l'armée est déployée dans les rues et impose un couvre-feu strict sur fond de violences policières. Près de 230 manifestant(e)s perdirent l'usage de leurs yeux durant les 40 jours de manifestations, qui firent aussi plus d'une vingtaine de morts.
L'armée est déployée dans les grandes villes pour faire cesser les débordements. Un couvre-feu est instauré.

Malgré tout, le gouvernement de S. Piñera cède et accorde un référendum sur la nécessité de doter le pays d'une nouvelle constitution et sur la teneur d'une assemblée constituante.
En octobre 2020, 78% de la population approuve le changement de constitution et choisit que l'assemblée constituante soit composée de personnes issues de la société civile et non des partis politiques établis.
C'est ainsi que les peuples indigènes font leur entrée dans la vie politique chilienne.

D'autres revendications sont également portées par les représentants sur les thèmes suivants :
- l'environnement, par exemple avec la question de l'eau ou même l'industrie minière (cf. travaux d'A. Stéphant) ;
- le féminisme et la lutte contre les féminicides (205 entre 2015 et 2019) ;
Des placards sur le centre culturel Gabriel Mistral dénonce les violences sexistes, ex : "la violence c'est laisser ton agresseur libre".

- l'accès aux fonds de retraite. Deux retraits ont été accordés pour permettre à la population de rembourser une partie de ses dettes ou pour consommer ;
Bref, la remise en cause de tout le modèle économique et politique.

Photos prises à côté du centre culturel Gabriela Mistral.

Le dernier épisode a été l'élection, le 19 décembre 2021, de Gabriel Boric, 35 ans, à la présidence de la République.

Les deux candidats à la présidentielle chilienne de 2021. Gabriel Boric, qui a rassemblé les mouvements de gauche et des personnalités issues de la société civile, et Antonio Kast, qui a éclipsé le parti de S. Piñera et a mené campagne sur le danger représenté par le communisme.

Issu du mouvement étudiant de 2011, il a remporté 55% des voix après une campagne très polarisée entre la gauche et l'extrême-droite.
Ceci illustre que, même si une partie de la population a souhaité un changement, les lignes de fractures héritées de la dictatures restent encore très profondes.

Allez, vous pouvez ré-écouter "El baile de los que sobran".

Pour une étude complète des racines de la révolte : chili_-_le_soulevement_de_2019_au_prisme_d_un_cycle_de_luttes_et_de_deceptions.pdf (cetri.be)

Vous pouvez cliquer sur les liens hypertextes pour avoir des approfondissements et éclaircissements sur ces sujets (sources : Arte, France 24, France Inter, France Culture).

Toque de queda : couvre-feu
Femicidio : féminicide
Polarización : en política, polarización es el fenómeno por el cual la opinión pública se divide en dos extremos opuestos. (la division de l'opinion publique en deux opposés extrêmes)
Asamblea constituyente : el órgano encargado de constituir un nuevo Estado. Está compuesto por representantes populares que, en su nombre, redactarán la nueva constitución.
Regimen presidencial : tipo de gobierno que se caracteriza por no disociar la jefatura de Estado de la jefatura de gobierno, puesto que el presidente de la República es, a la vez, jefe de Estado y jefe de gobierno; además, es el jefe de la administración pública y jefe supremo de las fuerzas armadas.
(le régime présidentiel fait que le président est à la fois le chef de l'Etat, du gouvernement, de l'administration et des forces armées)

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